Article publié dans The Conversation, par Thierry Weil, Mines ParisTech
Alors que les débats sont vifs sur les évolutions du droit du travail protégeant les salariés en CDI, une part significative des actifs n’est plus concernée. C’est depuis longtemps le cas des chômeurs, c’est de plus en plus celui des travailleurs formellement indépendants mais économiquement dépendants quand l’essentiel de leur activité dépend d’un donneur d’ordre ou d’une plateforme comme Uber ou Deliveroo.
Comme dans la fable « Le loup et le chien », on nous suggère souvent que les actifs devraient faire un choix entre la liberté risquée du loup indépendant et la sécurité soumise du chien salarié. Le professeur Alain Supiot a montré l’intérêt d’enrichir cette vision en ajoutant aux dimensions de liberté et de sécurité celle de la responsabilité. Adaptant son idée, deux jeunes fonctionnaires du Corps des mines viennent de publier un ouvrage (Le salariat, un modèle dépassé) où ils analysent les relations de travail en fonction des trois dimensions que sont la liberté, la sécurité et la dignité, elles-mêmes caractérisées selon plusieurs critères.
De quoi parle-t-on ?
Les auteurs de l’ouvrage, Alexandre Chevallier et Antonin Milza rappellent d’abord que le salariat n’est pas en voie de disparition. Il n’a au contraire jamais rassemblé plus d’actifs. 90 % de ceux-ci sont aujourd’hui salariés et cette proportion est à peu près stable depuis 25 ans, alors qu’ils n’étaient que 65 % en 1950 et 85 % en 1980.
Cependant la nature même du salariat évolue. Moins d’un actif de 15-25 ans sur deux (45 %) est employé en CDI alors que c’était le cas des trois quarts (77 %) dans les années 1980. Les contrats courts ou à temps partiel se multiplient, des formes de CDI plus précaires (CDI intermittent ou CDI de chantier) et la pluriactivité se développent. Les entreprises externalisent une part croissante de leurs tâches à des sous-traitants offrant des conditions de travail moins attrayantes et des situations plus précaires.
Le statut alternatif de travailleur indépendant ou de micro-entrepreneur recouvre lui-même des réalités très diverses, de la profession libérale très lucrative pour ceux qui détiennent une compétence recherchée, à la seule alternative au chômage pour des personnes défavorisées et précaires, en passant par des compléments de ressources pour salariés souhaitant améliorer leur situation financière.
La grille d’analyse proposée
Les auteurs proposent 11 critères d’analyse des situations de travail.
La liberté est caractérisée par l’absence de subordination (à un chef qui donne des ordres), l’indépendance économique (par rapport à un seul employeur ou client) et l’autonomie opératoire (liberté de la manière de réaliser la prestation demandée).
On voit donc que malgré leur indépendance formelle, un chauffeur de VTC ou un livreur cycliste sont assez peu libres, sauf – un peu – du choix de leurs horaires de travail.
La sécurité peut s’apprécier au niveau de la garantie d’un revenu stable, de l’assurance contre le chômage, de la couverture du risque de maladie (frais médicaux et revenu de substitution), de la garantie d’une retraite et de l’accès au logement.
Enfin, la dignité consiste en la capacité de développer son potentiel et de se former, la participation à un collectif créateur de lien social et le fait d’être au service d’une mission porteuse de sens.
Les actifs sont plus ou moins sensibles à ces divers critères, les employeurs plus ou moins capables et désireux de proposer une situation de travail attractive à l’aune de ces onze critères.
La multiplication des types de contrat de travail ou de relations contractuelles, en France et dans le reste de l’Europe, rompt avec le système bipolaire qui opposait naguère la sécurité et la dépendance hiérarchique du salariat à la liberté sans sécurité du travailleur indépendant.
Comment construire des rapports de travail équilibrés ?
Pour les auteurs, on peut construire des rapports de travail équilibrés soit par des approches horizontales, en améliorant les statuts existants sur certains critères, soit par des approches verticales, en rendant la satisfaction d’un critère indépendante du statut du travailleur.
Un exemple d’approche horizontale améliorant la situation des indépendants est l’option des coopératives d’activité et d’emploi comme Coopaname, qui apportent un cadre plus sécurisé à l’exercice d’une activité indépendante (assurance contre le chômage, la maladie et la vieillesse), facilitent certaines tâches, apportent conseils et appuis, permettent de participer à une aventure collective, au prix de de la mutualisation d’une part des revenus.
Des approches horizontales améliorant la situation des salariés sur certains critères peuvent consister à les faire participer à la gouvernance des entreprises ou à leur donner plus d’autonomie sur la manière de réaliser leur contribution, ou encore à donner à l’entreprise un objet social qui prime sur ses objectifs économiques.
Les approches verticales consistent à créer des droits universels. C’est ce qui s’est passé avec la couverture maladie universelle (indépendante du statut d’emploi). C’est ce que cherche à mettre en place le gouvernement avec une protection universelle contre le chômage. C’est ce qui sous-tend l’idée d’un revenu contributif. C’est ce qu’un système d’assurance des bailleurs contre les loyers impayés pourrait réaliser en matière d’accès au logement.
Enrichir les représentations pour faciliter un dialogue fécond
Dans le domaine de la stratégie d’entreprise, de nombreux consultants se sont couverts de gloire en proposant à leurs clients diverses matrices d’analyse. L’intérêt de celles-ci était d’enrichir la discussion en permettant de considérer plusieurs dimensions d’une question. Par exemple, le secteur dans lequel j’envisage d’investir ou le marché que je vise est-il prometteur (marché en développement, activité à forte marge…) et ai-je des atouts spécifiques pour mieux y réussir que mes concurrents (maîtrise des savoir-faire et des ressources nécessaires) ?
Combiner ces dimensions permet d’enrichir la discussion (c’est tentant mais nous n’avons pas les moyens, nous pouvons y aller mais cela n’est pas très intéressant, etc.) et de prendre de meilleures décisions.
De la même manière, considérer de multiples critères d’analyse d’une relation de travail permet d’aller au-delà de compromis frustrants entre sécurité et autonomie et de réfléchir à des formes de relation plus satisfaisantes à la fois pour les employeurs et donneurs d’ordres et pour les travailleurs.
Thierry Weil, Membre de l’Académie des technologies, Professeur au centre d’économie industrielle, Mines ParisTech
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Crédit photo : Deliveroo. Taylor Herring/Visual Hunt, CC BY-NC-ND